Intervention de Monsieur Alain Nuée
Premier président de la Cour d’Appel de Versailles
Discours Prononcé à l’occasion de la cérémonie d’adhésion de la cour suprême de Prague à l’EEEI (Institut européen de l’expertise et de l’expert)
20 octobre 2011


Le bon fonctionnement de l'union européenne et particulièrement le bon fonctionnement du marché unique suppose que les litiges nés de l'activité économique soient tranchés suivant des standards de qualité comparables dans les différents pays de l'union.


Dés lors que les frontières ont disparu pour assurer la libre circulation des biens et des personnes, il a été nécessaire de poser le principe de reconnaissance mutuelle des décisions de justice permettant notamment à un créancier de faire exécuter dans l'ensemble de l'espace judiciaire européen un jugement rendu dans l'un des Etats membres.

Ce principe de reconnaissance mutuelle des décisions signifie que chaque Etat considère que la qualité de la décision rendue par un autre système judiciaire que le sien est d'une qualité suffisante pour être reconnue et exécutée sans autre formalité comme si elle avait été rendue par son propre système judiciaire.

Par ailleurs, dans les sociétés modernes de plus en plus complexes dans lesquelles nous vivons, la technique prend une place grandissante et impose aux décideurs qu'ils soient publics ou privés de recourir à l'avis d'experts.


Bien évidemment les juridictions nationales elles-mêmes qui garantissent l'application effective des traités et la sécurité juridique des transactions au sein de l'union n'échappent pas à ce phénomène et se voient soumettre des litiges de plus en plus complexes sur le plan du fait qui nécessitent de recourir de plus en plus souvent à des expertises dont la qualité influe très nettement sur la qualité de la décision prise ensuite par le juge.

Il devient donc inéluctable de se poser la question de la qualité des expertises rendues dans les différents pays de l'union afin notamment que dans les litiges transfrontaliers, tout ressortissant d'un des pays de l'union ait la garantie de ce que l'expertise diligentée dans un autre pays réponde a minima aux mêmes standards de qualité que si cette expertise était diligentée dans son propre pays.


Or, un examen sommaire des différents systèmes judiciaires européens permet de constater de grandes disparités dans les garanties offertes aux parties en ce qui concerne la sélection de l'expert, sa formation, son mode de rémunération, son indépendance et le respect d'une déontologie.

Qu'y a t il de commun entre l'expert judiciaire français qui est labellisé par l'autorité judiciaire qui le désigne, l’expert Anglais qui assiste une partie dans l’administration de la preuve et dont la sélection n’est pas soumise à l’autorité judiciaire, l’expert Allemand désigné par le juge sur des listes d’aptitude établis par les professionnels eux-mêmes, l'expert belge qui n'a pas encore de statut et qui est désigné sur des listes officieuses établies par les juridictions ?

Une des difficultés qui fait obstacle à une convergence rapide des systèmes tient au fait que les divergences actuelles notamment sur la place de l'expert de justice dans les différents systèmes judiciaires trouvent leurs racines dans les traditions judiciaires des pays membres de l'union, traditions souvent séculaires et à évolution lente auxquelles les pays sont très attachés.


Toutefois en dépit de ces divergences qui paraissent très ancrées dans la culture de chacun des pays, il apparaît de plus en plus nécessaire de faire émerger rapidement les principes et les bonnes pratiques qui permettent d’assurer la fiabilité de la mesure d’instruction et à travers elle d’assurer la solidité de la décision judiciaire pour en permettre la reconnaissance mutuelle par tous les Etats membres et pour s’assurer d'un minimum d'adhésion des citoyens de ces Etats aux conclusions de l’expertise et à la décision juridictionnelle .

Cette recherche des convergences s'imposant à nous du fait de l'élargissement du champ de notre compétence, nous devons nous juges prendre une part active à l'harmonisation des procédures d'expertise et des statuts des experts de justice en Europe qui est au cœur de nos préoccupations.

Pour ma part je suis d'avis que l'harmonisation des garanties ne passe pas obligatoirement par l'adoption préalable d'un statut de l'expert judiciaire européen.
En effet, l'élaboration d'un statut peut paraître en l'état hors d'atteinte à court terme lorsqu'on constate le clivage existant entre les systèmes judiciaires de droit continental dans lesquels les juges désignent depuis très longtemps des experts judiciaires et les systèmes de common law dans lesquels jusqu'à une date récente le juge se bornait à écouter les experts proposés par les parties.

En revanche, il apparaît a priori plus aisé de tenter de dépasser ces clivages en essayant d'obtenir un consensus des juges, des experts et des avocats des différents pays de l'union sur un certain nombre de qualités qui doivent être requises de tout expert comme la compétence, l'indépendance, l'impartialité objective et subjective et ce d'autant que la cour européenne des droits de l'homme a joué, là encore, de sa force unificatrice des systèmes judiciaires en étendant à l'expertise les règles du procès équitable édictée par la convention européenne des droits de l'homme.


Il semble également pertinent de porter les efforts sur la définition par les professionnels concernés d'une norme de qualité commune à toutes les expertises, que celles-ci soient judiciaires ou privées, cette norme encadrant les processus d'expertise lui-même et conférant par son respect une valeur intrinsèque à l'avis donné par l'expert à l'issue du processus.
Je rappelle à cet égard qu'il existe en France une norme AFNOR sur l'expertise qui curieusement n'est pas directement applicable à l'expertise judiciaire française. Dans le même esprit, une norme commune pourrait être élaborée au niveau européen afin d'encadrer toutes les expertises, que ces expertises soient judiciaires ou privées.

Cette démarche apparaît d'autant plus prometteuse qu'il est constaté que le champs de l'expertise judiciaire n'est pas le même d'un pays à l'autre. En effet au sens strict, l'expertise judiciaire s'entend de l'expertise ordonnée par un juge pour lui permettre de trancher le litige dont il est saisi. Or, nous avons en France un très grand nombre d'expertises que nous qualifions de judiciaires parce que le juge les ordonne suivant une procédure particulière qui est celle de l'article 145 du CPC mais qui ne sont instituées que pour conserver des preuves destinées à trancher dans le futur un litige éventuel et qui hors de nos frontières ne pourraient être que des expertises privées.


Enfin et plus pragmatiquement, les juges ont de plus en plus besoin de solliciter l'avis d'experts appartenant à d'autres pays membres de l'union soit en raison du caractère transfrontalier du litige, soit en raison de la trop grande proximité des experts nationaux avec une ou plusieurs parties à l'instance (on peut penser là à des contentieux relevant de domaines très techniques et très fermés comme ceux de l'aéronautique, de l'industrie pharmaceutique et autres).

Se pose à eux le problème du choix de l'expert dans l'ignorance de l'existence même d'experts étrangers dans la spécialité recherchée, si possible parlant la langue du pays où se déroule le litige. A l'évidence la constitution d'une base de données européenne contenant l'annuaire de tous les experts répertoriés suivant une nomenclature unifiée avec mention des langues parlées par ces experts, serait un premier pas vers une coopération renforcée en matière d'expertise au sein de l'Union.

Ces réflexions ont conduit mon prédécesseur à la tête de la cour d'appel de Versailles, le premier président Vincent Lamanda, actuellement premier président de la cour de cassation, à créer en 2006 avec l'aide d'experts, d'avocats et de magistrats des cours de Paris et Versailles l'institut européen de l'expertise et de l'expert (E.E.E.I) qui s'est donnée pour but d'aider à la convergence des systèmes d'expertise judiciaire nationaux autour de grands principes et d'un recueil de bonnes pratiques.

Cet institut qui est actuellement présidé par monsieur Lemaire que nous entendrons dans quelques instants a vocation à réunir en son sein pour chacun des États de l'union européenne, des représentants des compagnies d'expert, des représentants des juridictions, des représentants de barreaux et des professeurs des universités.

Bien que créé à Versailles, cet institut se veut avant tout européen. Indépendant des pouvoirs publics, il n'est en aucun cas un instrument visant à faire prévaloir le modèle français d'expertise judiciaire à telle point du reste que ses dirigeants sont à la recherche d'un européen de renom qui ne soit pas français pour prendre la tête de cet institut.

Comme monsieur Lemaire va vous l'exposer demain, L’EEEI a la lourde charge de réunir au cours des années 2011, 2012 et 2013 un colloque pour faire un constat de l'état des lieux et esquissé des pistes de rapprochement puis une conférence de consensus européenne destinée à recueillir l'adhésion des professionnels des états membres à des principes et à de bonnes pratiques définis en commun.


Rappelons le brièvement, la conférence de consensus est une méthode de travail très structurée née aux USA dans le milieu médical il y a une trentaine d'années qui emprunte ses formes aux procédures judiciaires. La conférence de consensus vise à faire trancher des questions controversées par un jury de personnes qualifiées après des débats publics au cours desquels sont exposées les différentes thèses en présence.

Cette méthode a été utilisée en France pour la première fois dans le domaine judiciaire à l'initiative du président de la cour de cassation et de la conférence des premiers présidents de cour d'appel en 2006 et 2007 . Elle a abouti au terme d'un processus qui a mobilisé 80 personnes pendant un an à des recommandations à l'usage des juges en matière d'expertise civile.


Nous avons exporté cette méthode auprès des experts Belges qui ont tenu une conférence de consensus dont la principale recommandation a été celle de la création d'un statut de l'expert en Belgique.

Nous pensons avec L'EEEI que cette méthode est la plus pertinente pour aboutir à un consensus des praticiens sur un certain nombre de recommandations relatives à la bonne pratique des expertises en Europe, recommandations qu'il appartiendra ensuite aux instances européennes de relayer auprès des Etats.

Mais je ne saurais empiéter plus longtemps sur l'intervention du Président de l'IEEE qui va nous présenter plus en détail son institut sauf à rappeler que monsieur Jean-Raymond Lemaire est expert en informatique inscrit sur la liste des experts auprès de la Cour de cassation et ancien président de la compagnie des experts de la cour de Versailles.